La migration de masse des Corses à Toulon
à la fin du XIXe, et début XXe siècles.
par FERNAND NICOLAS.
Cette communication est tirée d’un travail universitaire, un Diplôme d’Etudes Approfondies effectué sous la d irection du professeur Pomponi.
La population d’une ville comme La Seyne, ou Toulon est constituée de différents apports : étrangers et français.
Ce que nous avons voulu étudier c’est le début de la migration de masse des Corses à Toulon. Notre intention a été de mener la double enquête nécessaire, aux deux bouts de la chaîne migratoire : en Corse et à Toulon.
Les limites chronologiques ont été fixées par le sujet.
Quand commença cette migration de masse des Corses à Toulon ? Elle correspond au dernier tiers du XIXème siècle.
A quel moment pouvons – nous dire qu’une étape est accomplie ? Nous avons fait des recherches jusqu’en 1905, moment où se tient à Corte un meeting des “ régionalistes ” corses et auquel participe le Syndicat des Intérêts Corses de Toulon.
Trois grandes questions vont être présentées.
Pourquoi y - t – il des Corses à Toulon en cette fin du XIXème siècle ? Quels métiers vont – ils faire et où vont – ils s’installer ? Enfin quelles vont être les activités sociales et politiques des Corses à Toulon ?
Seule la première question va être complètement développée. Les deux autres parties ne vont être que très succinctement évoquées. Elles pourront peut – être faire l’objet d’autres communications.
Quand on pose la question centrale de notre première partie : “ Pourquoi des Corses à Toulon ? ”, trois autres interrogations apparaissent :Quelle est l’importance de cette migration et quand commence – t – elle ? Pourquoi les Corses quittent – ils leur île ? Comment se fait – il qu’ils viennent à Toulon ?
Importance : En 1891, 3471 Corses sont recensés à Toulon pour une population de 77747 habitants. Les Corses représentent près de 5% de la population totale.
La population corse augmente alors que la population totale de Toulon diminuent de 1861 à 1882 ; le nombre de Corses augmente encore quand la population toulonnaise stagne de 1872 à 1876 ; enfin, quand la population municipale démarre à nouveau, en 1876, les Corses contribue à cette progression.
A quelle date se situe le début de cette “migration de masse ”?
En considérant les villages corses représentés à Toulon, à l’aide des registres d’état civil, nous obtenons les renseignements suivants :1861 : 9 villages et villes sont concernés, 1872 : 27 villages et villes, 1881 : 57 villages et villes, 1890 : 85 villages et villes.
C’est entre 1872 et 1881 que l’on pourrait situer le “ démarrage ” de cette migration de masse.
Toutefois, les “ régions ” corses ne “ démarrent ” pas toutes au même moment.
Quels sont alors les “ pionniers ” de cette migration à Toulon ?
Dès 1861, et encore en 1872, c’est la Balagne qui envoie les premiers Corses de cette migration, ainsi que Bastia.
Puis, en 1881, la Castagniccia, la Balagne et Bastia.
En 1890, ( voir annexe 4) nous avons le classement suivant :La Région Bastiaise et la Castagniccia envoient 32% des Corses de Toulon, La Région cortenaise, 22%, La Balagne, 18%.
L’En – Deçà – des Monts,(l’actuelle Corse du Nord) représente donc 72%.
La Région ajaccienne 24% (essentiellement les Deux Soner) Le Sartenais 4%.
L’Au – Delà – des Monts (l’actuelle Corse du Sud) arrive à 28%.
Globalement c’est donc l’En – Deçà des Monts qui est largement représenté à Toulon, 72% des migrants.
Et si l’on étudie l’origine des Corses à l’Arsenal en 1890 – 91, à l’aide des registres matricules des ouvriers, on obtient un classement identique.
Deuxième interrogation majeure :
Pourquoi les Corses quittent – ils leur île ?
L’importance de cet exil diffère selon l’espace et le temps. Il s’exprime d’une manière générale par une variation, une “ diminution des densités ”.
Les aires atteintes par le surpeuplement relatif, dès le milieu du XIXème siècle et qui envoient de forts contingents de Corses à Toulon, sont associées au genre de vie sédentaire appuyé sur la céréaliculture et l’arboriculture (olivier en Balagne, châtaignier en Castagniccia). Ce sont surtout les régions de l’En – Deçà – des Monts : sur les pentes et les coteaux et dans la moyenne montagne schisteuse.
L’arrivée des Corses à Toulon, venant de différentes régions, s’inscrit dans le dépeuplement général de l’île, cette “ hémorragie massive ”.
Effectivement, durant la première moitié du XIXème siècle, une démographie dynamique se maintient en Corse et l’agriculture, semi – autarcique, avait progressé, donc pas de dépeuplement et pas de migration corse à Toulon.
C’est au cours du dernier tiers du XIXème siècle que la crise économique affecte une Corse essentiellement agricole. Cette crise se traduit par le recul des emblavures, premier secteur touché, à cause de l’arrivée des farines venues du continent. On passe de 74 000 ha en 1873 à 35 000 ha en 1885 : un décrochement rapide et net se produit en 1880 et 1885, dates de la migration en masse des Corses à Toulon.
Le deuxième secteur de la production vivrière affecté par la crise, est la châtaigneraie. L’exploitation du châtaignier est menacée : “ l’arbre à pain ” devient l’arbre à planches et sert à l’industrie du tanin. Et on comprend mieux la présence de Corses de la Castagniccia à Toulon, dès le début de la migration.
On note également une crise des cultures spéculatives : vignes et olivier ( notamment en Balagne) et de même mûrier et cédrat.
En fait, il s’agit d’une crise économique qui affecte toute l’agriculture et qui ébranle aussi le commerce et l’artisanat. De plus, les rares initiatives industrielles ont été tuées dans l’œuf. C’est que la Corse n’est pas touchée par la révolution industrielle née de la vapeur, de l’investissement massif des capitaux et de la concentration de la main – d’œuvre, tout comme du perfectionnement des moyens de transports. En outre, cette crise est liée à l’archaïsme des structures : petite propriété, parcellisation excessive de la propriété lors des partages et baisse record de la valeur locative des biens fonciers. Enfin, on constate l’absence de l’aide de l’Etat pour le développement de la Corse.
Face à cette crise économique qui touche largement la Corse en cette fin du XIXème siècle, des Corses sont contraints de s’exiler, essentiellement dans les Bouches – du – Rhône et dans les départements du midi.
Troisième question que nous nous posons alors :
Pourquoi les Corses viennent – ils à Toulon ?
Dans quel contexte démographique toulonnais les Corses vont – ils s’insérer ?
La croissance démographique toulonnaise ne résulte pas d’un excédent des naissances sur les décès. Si la natalité toulonnaise est parfois supérieure à la moyenne nationale, la mortalité l’emporte.
La croissance de la population de Toulon “ ne se soutient que grâce à l’apport continu d’éléments sans cesse empruntés au dehors ”.
Ce sont des étrangers – essentiellement des Italiens : près de 10% de la population, mais plus encore, ce qui permet l’accroissement de la population, ce sont les personnes venant d’autres communes du Var (16% de la population) et surtout d’autres départements français (41%).
En 1891, nous avons les renseignements suivants :Nés à Toulon : 43%, Nés dans les communes du Var : 16%, Total nés dans le Var : 59% Nés dans d’autres départements : 41%.
Les toulonnais sont donc minoritaires et les varois, à peine plus de la moitié. Ce qui viennent d’autres départements, 28 000 personnes, sont aussi nombreux que les Toulonnais. Et les Corses représentent le huitième de cette population. On sait que la croissance de Toulon est liée à un besoin de main d’œuvre, au développement économique de la région toulonnaise et de Toulon.
Dans la rade, la spécificité de La Seyne est la construction navale pour les marines étrangères et pour la marine marchande avec une main d’œuvre largement étrangère, pour la moitié essentiellement des Italiens. Toulon, c’est l’Arsenal et la Marine, avec une main d’œuvre française.
En 1891, date clé pour notre étude, l’Arsenal fait vivre 35% de la population (24 094 personnes) et la Marine 20% (13 850 personnes).
L’arrivée des Corses à Toulon correspond à ce besoin de personnels pour la Marine et plus encore pour l’Arsenal. Quelques remarques concernant les métiers exercés par les Corses à Toulon. Dès 1881 et en 1890 (voir l’annexe 21) :50% des Corses travaillent à l’Arsenal, 30% sont dans la Marine.
Il faudrait ajouter 7% des Corses qui sont employés aux Douanes.
Donc 87%, près de 90%, des Corses ont un emploi que l’on peut qualifier de sûr, qui semble préserver l’avenir. Ils sont surtout ouvriers à l’Arsenal et c’est là un trait original de la migration corse à Toulon.
Les Corses vivent dans des rues ouvrières, en cherchant la compagnie des compatriotes. Loin de leur village, ils vont devoir travailler et habiter dans une ville à la fois hospitalière – même si elle est insalubre -, puisqu’elle leur fournit le travail et les revenus qui leur faisaient défaut en Corse, mais aussi insolite car à Toulon on est loin des activités et de modes des vie du village.
Comment vont – ils pouvoir d’adapter ?
La présence de Corses dans les associations toulonnaises et la création de nombreux cercles et Sociétés de Secours Mutualistes est une réponse à ce besoin d’adaptation.
Si l’on étudie les associations corses – annexe 30 – les noms que portent les cercles corses au fil des années sont significatifs.
Certains prêchent l’union et la fraternité des Corses exilés à Toulon : Union Corse, La Fraternité, les Frères Corses, Société Fraternelle et Humanitaire des Corses à Toulon. D’autres ont le mot Corse dans leur intitulé : Avenir de la Corse, Progrès de la Corse, Corses indépendants, Cercle National des Montagnards Corses, Frères Corses, Société Fraternelle et Humanitaire des Corses de Toulon, le Cyrnos.
En somme, on est Corse, frères, pour l’avenir, le progrès et aussi national et indépendant… ; On imagine facilement toute la charge affective et idéologique qui préside aux choix de tels noms de Cercle.
De nombreux cercles portent des noms de Corses prestigieux. Ce sont des hommes de révolte, des chefs militaires. Les membres de tels Cercles sauront – ils être dignes d’hommes chargés de tant de gloire ?
Les dirigeants ce ces Cercles et de ces sociétés de Secours Mutuels, Bonapartistes ou Républicains seront bien souvent d’éminentes personnalités :
des militaires en retraite ou des professeurs.
Les membres fondateurs sont eux, des ouvriers de l’Arsenal ; ce qui est logique puisque la majorité des Corses travaillent à l’Arsenal.
Les sièges des sociétés quadrillent la ville. On en trouve au Mourillon (Sampiro Corso), dans le centre -–ville (l’Union Corse, l’Avenir de la Corse) et plus encore au Pont – du Las (Paoli, Progrès de la Corse, Abbatucci, le Cyrnos, Cercle des Corses Socialistes du Pont – du Las).
Cela montre que dans certains quartiers les Corses sont nombreux, mais aussi, qu’à la fin du XIXème siècle, ils ont investi l’ensemble de la ville – la ville ouvrière bien sûr et non pas la ville bourgeoise.
Le campanilisme sera plus tardif, quand les Corses seront plus nombreux. On est de Calvi : Société du Secours Mutuels la Calvaise 1900, Cercle socialiste de l’arrondissement de Calvi (Toulon 1905) ou de Bastia : Société du Secours Mutuels la Bastiaise 1907.
Ou encore on est d’un quartier de Toulon, bien spécifique, où se trouvent de nombreux Corses, mais aussi Corse et Socialiste : c’est le Cercle des Corses Socialistes du Pont – du – Las. A la fois on s’assimile (socialiste) et on se différencie (Corse) et si on est Corse de Toulon, on n’en est pas moins du Pont – du – Las !
Dans les Sociétés Corses ou non Corses, les Corses de Toulon vont aussi participer à la vie associative, sociale et politique de cette ville et aussi à la vie politique Corse. Cela procède du double sentiment d’intégration et de différenciation qui est classique dans le phénomène migratoire.
Ce qui est original chez les Corses de Toulon, c’est l’intensité de ces attitudes et cette volonté d’intervenir au niveau politique en Corse et à Toulon, et ce sentiment d’appartenance à une “ petite patrie ” dont on se sent malheureusement éloigné et dont on souhaite ardemment le développement.